Les années Bossa Nova
(Texte de Marc Berthon)
Vous écoutez The Girl from Ipanema écrit par Antônio Carlos Jobim et Vinícius de Moraes.
Superbe. Un corps de rêve. Cette après-midi là, la fille en bikini qui s'avance sur la plage d'Ipanema, sensuelle et distante, est tout simplement sublime. Spectacle divin devant lequel les trois amis de la plage, Tom, Vinícius et João, l'oeil attendri et l'esprit flou, - le soleil, la farniente et la bière ont eu le temps, depuis midi, d'accomplir tranquillement leur oeuvre -, restent comme cloués à leurs fauteuils de rotin, les sens dynamités. À émotion forte, chanson forte. Antônio Carlos Jobim (Tom) signe la partition, Vinícius de Moraes, poète et diplomate, les paroles : |
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Quelle fille si fière, si fine, lascive Féline, elle glisse, elle vient, elle arrive Passante que tente l'aimant de la mer Auréolée d'ambre, elle cambre son corps Au soleil d'Ipanema, sa danse m'accorde Le plus beau poème qui fut offert.. |
Sortie en 1962, chantée par le guitariste João Gilberto, originaire de Bahia, The Girl from Ipanema, avec vingt-cinq millions de copies vendues à ce jour, est la deuxième chanson la plus exécutée au monde, après le " Yesterdays " des Beattles. Elle est aussi l'illustration parfaite de l'esprit " Bossa Nova ", le mouvement musical le plus sophistiqué né sur la terre du Brésil. |
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La Bossa Nova, " nouvelle vague " en français, c'est avant tout une atmosphère, poétique, lyrique, simple et complexe à la fois. C'est un rythme doux, des mélodies fluides et pures. C'est encore un son, lié à un endroit très particulier, la ville de Rio de Janeiro, Copacabana, Ipanema, Corcovado... Un son qui vous fait flotter. Associé à toute une philosophie "tropicaliste" de la vie, à un discours qui exalte l'amour, les femmes, les muses, l'océan, la jouissance. Des chansons envoûtantes, intimistes et délicieusement charnelles qui vous emmènent à la mer et vous invitent à la paresse. |
Une histoire, la Bossa Nova, qui commence à la fin des années 50, à Rio. Dans un des rares moments euphoriques qu'a pu connaître le Brésil : liberté démocratique, développement économique, les arts et le football fleurissent dans le plus gros des pays d'Amérique latine. L'ambiance, porteuse, est à la vie facile. |
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L'initiateur du mouvement est
Antônio Carlos Jobim, compositeur prolifique et talentueux, grand bonhomme aux
allures courtoises, ironiques et nonchalantes. De formation classique, Jobim, qui
revendique autant l'influence " sérieuse " d'un Villa-Lobos
que celle, "populaire", d'un Ary
Barroso (auteur du célébrissime
Brazil, ou Aquarela
do Brasil, chanté entre autre
par Élis Regina), définit la Bossa Nova comme " la rencontre
de la Samba et du Jazz moderne ". Un battement souple et régulier, tout droit extrait de la polyrythmie
générale qu'est la Samba, une tonalité sobre, délicate et naturelle, le tout allié
à une grande richesse harmonique et mélancolique, et le tour est joué.
Déclenchement
des hostilités en 1959. Avec deux événements clefs.
D'abord, la parution du disque manifeste de João
Gilberto et Tom
Jobim,
Chega
de Saudade ,
immédiatement transformé en succès commercial.
Puis la consécration, à Cannes, du film de Marcel Camus,
Orfeu Negro
,
qui décroche la Palme d'or. La bande-son est signée Jobim-de
Moraes
et ... Luís Bonfá,
guitariste et compositeur heureux, entre autres, des standards internationaux
que vont devenir Tristeza et Manhã
de Carnaval .
En
1962, la vague Bossa déferle sur les Etats-Unis.
Frank
Sinatra,
Ella Fitzgerald,
Sara
Vaughan,
Dizzy
Gillespie,
Paul
Desmond, Gerry
Mulligan,
Quincy
Jones,
Paul Winter,
et même Miles
Davis
ou Sonny Rollins,
tous succombent aux charmes irrésistibles des mélodies
cariocas. Et pendant que Gilberto, Jobim,
Bonfá
ou Baden
Powell, le petit dernier de la bande,
s'installent un temps à New York, le saxophoniste Stan
Getz s'engage corps et âme dans
le mouvement. Au point d'y consacrer deux années entières
de sa vie, d'enrôler la chanteuse Astrud
Gilberto,
la femme de João, et d'enregistrer en compagnie
des plus grands Bossa novistes la valeur de cinq albums désormais
légendaires. Autant de chansons, autant de tubes en puissance
: Desafinado ,
Insensatez
, Samba
de Uma Nota Só ,
Vivo
Sonhando et,
bien sûr, l'inévitable Fille
d'Ipanema .
A
partir du milieu des années 60, le principal est dit. La Bossa
est devenue un genre universel, intégré et récupéré
par tous les autres courants de la musique moderne, le Jazz, les variétés,
la Pop le Rock. Si Gilberto et Jobim
quittent rarement le continent américain, Baden
Powell, lui, ne cesse de parcourir le
monde. Idem pour Vinícius de Moraes
qui, tout au long des années 70,
et jusqu'à sa mort, en 1980, reçoit en la personne de
Toquinho, guitariste et chanteur, le plus
efficace des renforts. Au Brésil,
les générations suivantes vont révéler d'autres
grands créateurs, d'autres courants musicaux. Mais tous, quels
qu'ils soient, revendiqueront haut et fort l'héritage de la Bossa
Nova, patrimoine national avant d'être mondial. Des artistes tels
que Jorge Ben,
Élis
Regina,
Gal
Costa,
Caetano Veloso,
le Trio
Esperança
..., ne seraient certainement pas ce qu'ils sont aujourd'hui s'ils n'avaient
pris plaisir à fredonner, un jour ou l'autre, les refrains subtils
et joyeux de Desafinado
ou Garota
de Ipanema .